L'écriture manuscrite est-elle en voie de disparition ?

courrier internationalCela fait plusieurs mois que le sujet surgit ici ou là. Le titre alarmiste de Courrier international, « La fin de l’écriture », le 18 septembre 2013, a de quoi interpeller : l’écriture est-elle en train de disparaître ? En tant qu’enseignants, la question nous touche particulièrement.

Il est à noter que quand on y regarde de plus près, il y a une confusion soigneusement entretenue entre « écriture manuelle » (qui peut être en script, comme c'est le cas dans de nombreux pays anglo-saxons) et « écriture cursive » (l'écriture « en attaché » de nos écoles).

Un serpent de mer ?

Fin novembre 2014, voici qu'on parle à nouveau de disparition de l'écriture manuscrite — en la confondant à nouveau avec l'écriture cursive, d'ailleurs — mais cette fois, à propos de la Finlande. Lire à ce propos l'article du blog La Vie Moderne. Nul besoin d'écrire un nouvel article sur la question, il me semble que mes réflexions de l'année dernière sont toujours valables...

 

En cours d’histoire, nous enseignons à nos élèves que la délimitation entre la préhistoire et l’histoire est l’invention de l’écriture. Ainsi, nous sommes plus renseignés sur les dynasties mésopotamiennes du deuxième millénaire avant Jésus-Christ que sur les tribus présentes sur « notre » territoire mille ans plus tard : Hammurabi, roi babylonien du XVIIIe siècle av. J.-C., a laissé une œuvre législative décisive, tandis que la future Gaule n’en était, au moment des invasions celtes, qu’à l’âge du bronze.

Alors, fin de l’écriture, fin de la civilisation ? Mais non, voyons, ne nous inquiétons pas : il ne s’agit que de la fin de l’écriture manuscrite. L’écriture en elle-même n’est pas menacée. D’ailleurs, j’écris, ou plutôt je tape ce texte sur un clavier, pour une publication sur internet. L’écriture manuelle est morte, vive l’écriture virtuelle ?

Écriture manuelle ou écriture virtuelle ?

Ma génération a appris à écrire à l’école et n’a connu les ordinateurs qu’à l’âge adulte. Personnellement, j’ai pu utiliser mon premier traitement de texte en 1986, alors que j’étais déjà titulaire d’une licence. La génération de mes enfants a grandi avec les ordinateurs, mais ces jeunes n’y ont eu un libre accès qu’aux alentours de l’adolescence. La génération de mes petits-enfants apprendra-t-elle à « écrire » avec un clavier, un écran tactile ou tout autre gadget électronique ? Ou bien la reconnaissance vocale fera-t-elle de tels progrès qu’ils n’apprendront plus à écrire du tout, n’ayant besoin que d’apprendre à lire ?

On peut se demander : et alors ? On a abandonné les tablettes en argile, le papyrus, le parchemin, l’imprimerie au plomb, la photocomposition... pourquoi s’accrocherait-on à nos stylos ? Par pur passéisme ? Par nostalgie ? L’écriture manuscrite est-elle moribonde ? En tant qu’enseignants, devons-nous continuer à perdre un temps fou à apprendre à nos élèves à tracer les lettres de notre alphabet ? Ou ferions-nous mieux de consacrer les quelques heures d’enseignement qu’il nous reste à des savoirs plus essentiels ?

Écrire et lire : les deux faces de la même médaille

Pour le moment, la nécessité d’apprendre à écrire à la main semble évidemment liée aux conditions matérielles — les établissements scolaires ne disposent pas de matériel informatique en quantité suffisante pour équiper tous les élèves, les enseignants ne sont pas formés pour cela, les logiciels nécessaires ne sont pas édités. Par ailleurs, les conditions actuelles ne permettent pas encore l’évaluation par voie numérique, ce qui fait que les examens et concours exigent des candidats de savoir écrire à la main — sauf dispense motivée par un handicap particulier. Néanmoins, on peut raisonnablement penser que tous ces obstacles techniques pourront être levés dans un avenir relativement proche.

Alors, pourquoi mener un combat d’arrière-garde pour l’enseignement de l’écriture manuscrite ?

Essentiellement, parce que l’acte de lecture et l’acte d’écriture ne sont que l’avers et le revers d’une même médaille. De même qu’il est très difficile d’apprendre à un enfant à compter sans lui faire manipuler d’objets, de même, la déconnexion de l’apprentissage de la lecture et de celui de l’écriture ne tient pas compte du développement de l’enfant et se révèle bien moins efficace que leur apprentissage lié.

Aurait-on l’idée de vouloir apprendre à un enfant à comprendre le langage oral sans lui apprendre à parler ? C’est ce qu’on fait pourtant en demandant à l’enfant d’être « récepteur d’écrit » (lecteur) sans en être « producteur » (scripteur).

Je citerai quelques extraits de « Corrélats cérébraux de l’écriture »1, où Marieke Longcamp et Yannick Wamain nous éclairent sur le fonctionnement cérébral en jeu dans le processus de lecture / écriture :

« une zone corticale pré-motrice activée lors de mouvements d’écriture l’était également au cours de l’observation passive de lettres, alors que les sujets étaient immobiles ». « Ainsi, lorsque nous voyons des lettres, une zone de notre cerveau codant les mouvements d’écriture se met en activité ». « Les résultats [de notre étude] révèlent que pour les enfants les plus âgés, l’apprentissage des caractères par leur production manuscrite augmente plus les performances au test de reconnaissance que l’apprentissage au clavier ». « Une étude récente, réalisée en électro-encéphalographie, apporte des arguments en faveur d’une influence précoce des informations provenant du système moteur sur la perception de lettres ».

Ces découvertes scientifiques récentes ne font que confirmer l’intuition des grands pédagogues : Maria Montessori, en 1935, racontait comment l’écriture précédait la lecture chez les enfants pauvres à qui elle enseignait, qui écrivaient sur tous les supports qu’ils rencontraient bien avant de savoir lire. Elle raconte, en parlant de ses petits élèves: « Ce fut près de six mois plus tard qu'ils commencèrent à comprendre ce qu'était la lecture, et ce fut seulement en l'associant à l'écriture. »2 Célestin Freinet faisait écrire à ses élèves des textes libres comme supports de lecture.

Suzanne Borel-Maisonny, l’une des créatrices de l’orthophonie, a inventé une méthode qui permet à tous les enfants, même en grande difficulté, d’apprendre à lire : cette méthode est basée sur l’association, à chaque son, d’un geste effectué par l’enfant à la vue de la lettre qui lui est associée. Ainsi, en ajoutant un encodage kinesthésique, la méthode phonético-gestuelle3 permet à des élèves ayant des difficultés d’articulation, de mémorisation ou de repérage d’apprendre à lire sans encombre. Utilisée en classe ordinaire, elle se révèle un formidable outil de prévention des dyslexies et dysorthographies. Là encore, le geste vient au secours de la compréhension.

Écriture et mémorisation

Lycéens n’avez-vous jamais fait la même expérience que moi ? À la veille de l’examen ou de l’interrogation écrite, je rédigeais nerveusement de multiples « antisèches », sur des supports minuscules destinés à être soustraits aux regards des enseignants. Le jour dit, les antisèches ne sortaient pas de leur cachette : je passais mon épreuve et me rendais compte que la rédaction des antisèches avait suffi à me faire mémoriser leur contenu...

Marieke Longcamp et Yannick Wamain, déjà cités, nous apprennent ainsi que « lorsqu’un Japonais rencontre un caractère particulier dont il a oublié le sens (parmi les centaines qu’il lit et écrit) [...] il utilise le Ku-sho, c’est-à-dire qu’il trace en l’air les traits constitutifs du caractère dans l’ordre approprié. » Le tracé, dans l’ordre de son apprentissage, permet de réactiver la mémoire kinesthésique et de retrouver le sens oublié.

Ces deux exemples illustrent bien l’importance de la mémoire kinesthésique et le rôle de l’écriture manuscrite dans la mémorisation.

Écriture et langage écrit

Les enfants qui effectuent des activités de copie sans avoir assimilé le lien lecture / écriture et sans avoir stocké les schémas moteurs nécessaires à l’exécution des graphèmes ne passent pas par le système linguistique et peuvent copier des mots comme ils reproduiraient des formes aléatoires. On voit alors bien souvent apparaître des oublis de lettres, de mots, de segments de phrases... L’écriture n’étant pas prise pour ce qu’elle est, à savoir du langage silencieux, mais pour ce qu’elle n’est pas, à savoir une succession de tracés, ce type de copie n’aide en rien à la mémorisation de la leçon.

Pour que l’écriture soit véritablement efficace, il faut à tout prix lier l’apprentissage de la lecture et celui de l’écriture4 et inciter les enfants à oraliser ce qu’ils écrivent au fur et à mesure qu’ils tracent les lettres. Pour que cela soit possible, il faut bien entendu avoir automatisé le tracé, car si l’élève doit en même temps verbaliser le tracé et subvocaliser les mots qu’ils écrit, il est clairement en double tâche.

D'un point de vue psychologique, l'accès à la lecture passe par l'accès au symbolisme : l'enfant comprend que l'ensemble des signes écrits représente un mot qui a un sens. Le geste d'écriture matérialise cet encodage symbolique, rendant la procédure moins abstraite. Écrire suppose le passage d'un principe de plaisir (facilité, immédiateté de l'oral) à un principe de réalité (résultat différé, effort, difficulté). L'apprentissage de l'écriture participe donc à la maturation de l'enfant et lui permet d'apprendre à surmonter cette difficulté, pour accéder à une réussite de niveau supérieur. La fierté de l'enfant sera à la hauteur de l'obstacle vaincu !

Le rythme du langage écrit n’étant pas le même que celui du langage oral, la durée du tracé des lettres permet également de prendre le temps de rédiger une phrase correcte. Le français écrit est assez éloigné du français parlé et l’apprentissage des codes de l’écrit est lié au geste formateur des mots.

On remarque ainsi que l’utilisation des claviers, par son immédiateté et son aspect immatériel, favorise l’abus d’abréviations, les phrases grammaticalement incorrectes, les fautes d’orthographe. L’instantanéité des corrections incite à retoucher fréquemment son texte sans forcément prendre le temps de le relire dans son ensemble, créant bien souvent des aberrations.

Une compétence essentielle

À l’heure de l’évaluation à tout bout de champ des compétences des élèves, il me semble qu’il est crucial de ne pas renoncer pour eux à la capacité d’écrire à la main, ce qui ferait pour le coup disparaître une vraie compétence, bien plus essentielle que nombre d’items présents dans les livrets d’évaluation !

L’utilisation des calculatrices ne doit pas nous inciter à abandonner dans nos classes la pratique du calcul mental, essentielle à la construction du nombre ; l’accès facilité à des centaines de textes sur internet ne doit pas nous inciter à renoncer à la mémorisation de poésies ; l’existence des GPS ne doit pas nous inciter à nous reposer sur eux et à cesser d’apprendre à nous repérer dans l’espace... De même, l’existence des traitements de texte ne doit pas nous faire renoncer à enseigner l’écriture manuscrite, moyen privilégié de s’approprier le langage écrit dans toute sa richesse.

 


1. in Troubles de l’écriture chez l’enfant, 2013, de Boeck Solal, collection « Psychomotricité »

2. Maria Montessori, L’Enfant, 1935.

3. La méthode a été publiée par Clotilde Silvestre de Sacy sous le titre Bien lire et aimer lire, éd. ESF, et constamment rééditée depuis 1962.

4. cf mon article « Liaison lecture / écriture : la quadrature du cercle »

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