En 1960, Suzanne Borel-Maisonny, l'une des créatrices en France de l'orthophonie, adouba l'une de ses élèves, Clotilde Silvestre de Sacy, qui venait de publier une méthode de lecture basée sur ses travaux de rééducatrice : Bien lire et aimer lire. Elle émit le souhait, dans la courte introduction qu'elle rédigea, "que cette méthode très illustrée soit choisie par les maîtres dans les établissements scolaires, mais aussi que les parents en prennent connaissance et en suivent l'application."

Près de 60 ans après, cette méthode, que l'on appelle aussi "méthode phonétique et gestuelle", "méthode phonético-gestuelle", "méthode Borel" ou tout simplement "BM", est encore massivement utilisée par les orthophonistes, les rééducateurs, mais aussi nombre d'enseignants et de parents qui sont conquis par sa simplicité et son efficacité.

En 1997, puis en 2008, les éditions ESF, qui la publient, avaient proposé de premières actualisations, fort bienvenues : l'ordre d'apparition des lettres avait été modifié afin de permettre à l'enfant de lire des mots et des phrases plus rapidement, les majuscules avaient été introduites dès le début de l'ouvrage et certains termes vieillis avaient été remplacés par des mots plus modernes. A cette occasion, les photos des enfants, Muriel et Hubert, qui portaient tresses et coupe au bol, avaient été remplacées par celles de Marie et Nicolas, aux coiffures moins datées.

2018 a vu paraître une toute nouvelle édition de Bien lire et aimer lire. Il ne s'agit plus d'une simple actualisation, mais bien d'une refonte. Le livre se voit en particulier adjoindre un lot de quatre cahiers d'exercices, créant ainsi une méthode complète.

Comme je conseille très régulièrement la méthode Bien lire et aimer lire à ceux de mes élèves qui sont en train d'apprendre à lire et que je l'ai utilisée en classe durant de nombreuses années - y compris avec des élèves non-francophones, en classe de CLIN - j'ai voulu examiner de très près cette nouvelle édition.

 

 

Un livre fidèle à lui-même

Tout d'abord, le premier constat est celui-ci : le livre de base, celui que je recommande d'acquérir à toute personne souhaitant apprendre à lire à un enfant, est resté fidèle à lui-même.

Les modifications sont assez légères : Marie et Nicolas, qui présentaient les gestes, ont été remplacés par Ahmed, Léonard, Marie-Gabrielle et Norah, et les photos en noir et blanc par des photos en couleurs. Cela rajeunit un peu l'ouvrage.

Les dessins illustrant certains textes n'ont pas changé, ce qui garde le sympathique côté vieillot et évite que la page soit surchargée de couleurs, puisque ces dessins sont uniquement en nuances de gris et de rouge. Les illustrations étant discrètes, l'enfant se concentre sur ce qui est écrit et non sur les images, ce qui est une bonne chose.

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Des polices de caractères différentes

Les polices de caractères ont également été changées. Pour la police scripte, le choix a été fait de revenir à une option qui était présente dans les premières éditions : le l minuscule est légèrement arrondi vers le bas, ce qui permet de bien le différencier du I majuscule. Ainsi, en particulier, le mot "Il", très souvent présent en début de phrase, est plus facile à déchiffrer puisqu'il ne ressemble plus au chiffre romain II.

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              ancienne édition                                   nouvelle édition

 

 

J'ai d'ailleurs fait le choix d'une police cursive similaire pour mes petits albums Vive, collection pour lecteurs débutants.

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En ce qui concerne la police cursive, elle représente également d'un certain côté un progrès, puisque dans l'édition précédente, les lettres o, b et v étaient affublées d'œilletons si volumineux qu'elles se terminaient presque sur la ligne de base. Malheureusement, en réglant ce problème, la nouvelle édition en fait surgir un autre : des traits d'attaque inutiles pour les lettres rondes. Les e sont également apraxiques (ils présentent une cassure en leur milieu), dans l'une et l'autre éditions. La police proposée ne peut donc pas être utilisée comme modèle pour l'écriture cursive. Il est à noter, toutefois, qu'au niveau lisibilité, les traits d'attaque sont bien moins gênants que les œilletons surdimensionnés.

 

lavabo         locomotive

ancienne édition                              nouvelle édition

 

Un code couleurs complexifié

Dans les précédentes éditions, les sons consonnes étaient systématiquement présentés en noir et les sons voyelles en rouge au début de chaque leçon. Puis, au cours de la leçon, ce repère disparaissait afin de favoriser la lecture courante et l'automatisation.

La nouvelle édition adopte un code couleurs beaucoup plus complexe : outre les voyelles en rouge et les consonnes en noir, elle introduit un système de lettres muettes grisées. Il est à noter toutefois que le statut de la lettre e devient très compliqué :

- les e sont inscrits en rouge lorsqu'ils sont prononcés

- ils sont inscrits en noir quand ils font sonner la consonne qui les précède

- ils sont inscrits en gris quand ils sont muets et qu'ils suivent une autre voyelle

Je ne suis pas certaine que ce code très complexe soit un véritable plus pédagogique. Le conseil donné, "Expliquer aux enfants que le "e" en fin de mot reste noir quand il fait chanter la consonne qui le précède", ne me semble guère limpide. Quand on ajoute à cela, dans certaines pages, des arcs sous les mots qui servent à marquer les limites des syllabes, je trouve que le résultat est extrêmement chargé et j'ai peur qu'il ne devienne parasite pour les enfants. Dans l'exemple ci-dessous, pourquoi le e de Julie est-il gris, celui de Jules rouge et celui de Jérôme noir ? Dois-je dire /jé/rô/me ou jé/rôme ? D'après les arcs, plutôt Jé/rô/me. Mais alors, comment ne pas prononcer le e si on prononce la syllabe à part ? Quelle différence auditive entre le e de Jules et celui de Jérôme ? Tout cela me semble bien mystérieux. Le système précédent me semblait visuellement plus simple et moins chargé.

 

Julie

               julie etc

ancienne édition                                                         nouvelle édition

 

D'ailleurs, ce système simple de sons voyelles en couleurs est utilisé quelques pages plus loin pour bien différencier le /e/ du /en/ et cela me semble très clair et lisible.

 

e en

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une progression inchangée

 

L'ordre d'apprentissage des lettres est inchangé, à l'exception de la lettre x qui au lieu d'être vue en dernier est apprise avant les oy, ay, uy, ien, ill, etc.

La grande qualité de la méthode est de bien faire percevoir aux enfants que les digrammes ne sont pas, pour la plupart, à mémoriser par cœur, mais qu'il suffit d'apprendre que la lettre n ajoutée après une ou des voyelles indique la nasalisation de cette voyelle. Cette explication est préservée, et permet aux enfants de comprendre le système plutôt que d'apprendre des sons par cœur.

Je regrette un peu que le digramme "ou", qui est très présent dans la langue et très facile à mémoriser par les enfants, n'ait pas été remonté dans la progression. Je pense qu'il est plus facile à apprendre que les nasales. Et ce, d'autant plus que le geste proposé par la méthode, un museau de loup qui fait "hou" formé d'une combinaison des gestes du "o" et du "u", est particulièrement astucieux. Si j'avais eu le choix, j'aurais également mis le /on/ avant le /an/, car quand la nasalisation est plus facile à percevoir : la bouche bouge moins entre /o/ et /on/ qu'entre /a/ et /an/.

Je ne suis pas non plus convaincue par l'introduction, à plusieurs reprises, du personnage d'un chat nommé "Puss". En effet, le mot est manifestement construit sur l'anglais et devrait sans doute être prononcé comme "pouce" et non comme "puce". Cela me semble très inapproprié pour un élève qui apprend à lire. De plus, la langue française ne présente jamais deux s en fin de mot sans e.

On aurait pu aussi imaginer que la refonte soit l'occasion d'équilibrer un petit peu les exemples, qui sont restés très sexistes : papa part à la chasse, il répare sa moto, il trouve des cèpes en forêt, tandis que maman épluche des carottes, achète des cahiers, conduit les enfants chez le médecin...

sexisme

À ces quelques réserves près, qui sont finalement des détails, je continue à penser que le livre Bien lire et aimer lire devrait être connu de tous les enseignants, mais aussi des parents, éducateurs, responsables de soutien scolaire, etc. C'est une méthode extrêmement efficace et très simple d'utilisation.

La nouveauté 2018 : les cahiers d'exercices

Au début des années 2000, la collection Bien lire et aimer lire s'était enrichie d'un tome 3, intitulé Recueil d'exercices, rédigé par Yves Blanc. La forme n'était guère adaptée à une utilisation en classe, puisque l'ouvrage était un véritable livre, trop épais pour être manipulé et rempli facilement.

Du point de vue de l'écriture manuscrite, ce livre n'était pas idéal, puisqu'il proposait sur ce support des lignages de tailles variables, sans repères Seyès, avec des modèles inadaptés (traits d'attaque, œilletons), des codes incitant à lever le crayon à chaque instant (3 traits pour le a !) et des petits points ne permettant pas à l'enfant de trouver son rythme d'écriture.

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Cependant, le manuel d'exercices avait fait le choix assumé de ne mettre sous les yeux des enfants que des textes qu'ils étaient capables de déchiffrer. Ainsi, les consignes étaient présentées sous la forme de pictogrammes tant que les sons qui permettaient de les lire n'avaient pas été appris.

En fin d'année, les exercices portaient sur la compréhension des textes. J'aurais préféré qu'un lignage Seyès soit proposé à l'élève et qu'il lui soit accordé plus de place, pour qu'il puisse rédiger sa réponse sous forme de phrase, mais il s'agissait bien de lecture-compréhension, ainsi que d'un travail sur les mots interrogatifs, indispensable à la poursuite de la scolarité.

texte BM 3

 

Ce livre semble abandonné, puisqu'il est maintenant remplacé par une collection de 4 cahiers, vendus au prix de 24 € (donc inaccessibles pour équiper une classe dans l'école publique française, surtout en complément d'un livre à 23 €, ce qui fait un total de 47 € par élève !).

Or, de manière totalement incompréhensible, les cahiers d'exercices vont à l'exact encontre de la méthode elle-même. Dès la première page, l'enfant est noyé sous une grande quantité d'écrits totalement indéchiffrables pour lui. On lui demande d'aller chercher la lettre a au milieu de textes qu'il ne peut pas lire. De strictement synthétique, la méthode devient subitement analytique !

 

page 4

Le texte est donc indiqué "à lire par l'enseignant", mais va être mis sous les yeux de l'enfant. Pour le son /a/, on pourrait éventuellement penser que ça n'est pas encore très grave, dans la mesure où il y a une seule manière de l'écrire en français. Mais dès la deuxième leçon, pour le son /o/, on assiste à un festival de graphies différentes.

page du o

La méthode Borel-Maisonny, telle qu'elle a été conçue, est strictement synthétique : elle part des plus petits éléments pour les combiner entre eux, de la lettre à la syllabe, de la syllabe au mot, puis du mot à la phrase.

Ces cahiers d'exerices, à l'opposé exact de la méthode, présentent dès le début de l'année des quantités impressionnantes de mots totalement indéchiffrables. Ne suivant aucunement la progression du livre, ils mettent l'élève en difficulté dès le début, introduisant des "mots repères" extrêmement nombreux, compliqués, avec des graphies non apprises et prêtant bien entendu à confusion.

Les exercices qui sont demandés aux enfants sont des exercices purement mécaniques, les incitant à aller repérer les lettres dans des phrases qu'ils ne peuvent absolument pas lire.

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On est là exactement à l'opposé de ce que prônait Clotilde Silvestre de Sacy, dont les explications claires et précises sur l'utilisation de la méthode, qui n'occupaient pourtant que 2 pages, ont malencontreusement disparu de l'ouvrage.

 

Silvestre de Sacy

 

La méthode phonético-gestuelle... en silence ?

 

Jusqu'à la fin du troisième cahier, les seuls textes proposés sont indiqués "à lire par l'enseignant". Il ne s'agit donc pas d'exercices de lecture mais d'exercices d'écoute. Ils sont complétés par des exercices mécaniques, où l'observation du modèle permet de reconstituer des puzzles n'ayant pas grand chose à voir avec la fluidité de lecture et la compréhension de la langue. Voici un exemple à la fin du cahier 3.

 

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Ce n'est qu'à partir du cahier 4, qui est manifestement prévu pour être utilisé une fois que le manuel est terminé (puisque la dernière leçon du manuel correspond à la dernière double page d'exercices du cahier 3), que l'élève a enfin des textes à lire lui-même.

À ce moment, on lui demande de lire silencieusement, ce qui dénote une méconnaissance du mécanisme de construction de la voix intérieure : en effet, sauf précocité importante, aucun élève de CP n'est capable de lire silencieusement un texte et de l'entendre effectivement dans sa tête. Bien au contraire, pour que l'apprentissage soit solide et devienne un véritable automatisme, il faut que le corps de l'enfant soit impliqué le plus possible. C'est la raison d'être même de cette méthode : ajouter un geste, pour engager le corps de l'enfant et sa mémoire kinesthésique, et le lier au son prononcé pour engager les zones articulatoires. En y adjoignant l'apprentissage raisonné de l'écriture manuscrite, on engage également la mémoire kinesthésique, et ce d'autant plus solidement que le geste graphique est associé au son prononcé, synchronisé avec l'écriture. 

Si l'on enlève l'aspect phonétique de la méthode phonético-gestuelle, je pense qu'on la dénature complètement.

 

Compréhension de textes : les cahiers ratent le coche

À de très rares exceptions près, la compréhension est absente des cahiers d'exercices. On note bien quelques "Je lis et je dessine" et surtout quelques QCM de compréhension, mais la majorité des exercices sont, là encore, purement mécaniques. Voici l'avant-dernière séance de lecture, telle que présentée dans le cahier 4.

 

texte cahier 4

Comme on peut le voir, la première préoccupation est d'aller "pêcher" des mots dans le texte, sans tenir compte du sens le moins du monde. Le texte proposé était pourtant complexe : il racontait les mésaventures d'un écureuil, désigné successivement par "la petite boule rousse", "le malheureux animal", "la pauvre bête affolée" et bien sûr, à plusieurs reprises, "l'écureuil" et le pronom "il". La richesse et la complexité du texte auraient nécessité un véritable travail de compréhension, et non pas du comptage de lignes pour trouver "le 6e mot de la 16e ligne". Ce d'autant plus que je n'ai pas la moindre idée d'à quoi peut bien servir d'apprendre aux enfants à identifier le x-ième mot de la x-ième ligne : ce n'est certainement pas comme cela qu'on apprend à bien lire et encore moins à aimer lire !

Le deuxième et le troisième exercices sont des révisions des sons complexes. Les exercices présentés ici n'ont rien à voir avec le texte, ni avec un sens quelconque. Il suffit de tester les différentes combinaisons possibles et d'écrire celle qui existe. Le sens des mots, supposé connu, n'est pas évoqué. La règle permettant de distinguer le masculin du féminin n'a été préparée que par un exercice, dans la leçon précédente.

exercice ouil ouille

 

Il est souvent indiqué, en note de bas de page, que les questions de compréhension peuvent être posées dans le cahier du jour. C'est bien entendu un excellent conseil, mais je trouve dommage que le cahier d'exercices proposé ne porte pas sur l'essentiel, mais sur l'accessoire.

 

Expression écrite : aucune progression

Pour s'approprier la langue écrite, un élève de CP a besoin d'un accompagnement pas à pas. On lui propose généralement d'écrire des mots, puis de courtes phrases, avant de pouvoir aborder la rédaction d'un texte. La progressivité est, là aussi, un gage de réussite et de consolidation.

Dans les trois premiers cahiers d'exercices, on ne trouve que des exercices du type "J'écris la phrase dans l'ordre" ou "Je sépare les mots et je copie la phrase". Dans le cahier 4, on trouve de rares dictées muettes (p. 5, p. 30), de longues copies de mots, de phrases ou de paragraphes, et puis tout à coup cette injonction :

ecrire une histoire

Il me semble impossible qu'un élève de CP soit d'un seul coup en mesure d'écrire un texte d'imagination sans avoir été accompagné pas à pas dans la rédaction de textes.

 

Une excellente méthode, à laquelle il aurait fallu rester plus fidèle

En conclusion, je suis déçue de cette nouvelle édition, que j'attendais pourtant avec impatience.

En ce qui concerne le livre, la modernisation s'est limitée à changer les photos des enfants et quelques textes. Les polices de caractères sont également un peu plus lisibles. On peut donc continuer à recommander cet ouvrage, qui n'a pas été modifié en profondeur.

En ce qui concerne les cahiers, je les déconseille très vivement. Il me semble que leurs rédacteurs n'ont pas compris l'originalité de la méthode phonético-gestuelle et ont plaqué dessus des exercices mécaniques, sans véritable progression, sans lien avec la langue. Mieux vaut suivre jusqu'au bout le conseil donné pour la compréhension de textes : utiliser le cahier du jour, et y créer ses propres exercices, en s'inspirant éventuellement du tome 3 de Bien lire et aimer lire, s'il est toujours disponible.

 

 

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